Pourquoi j’ai mangé mon père, la cause épigénétique
RNA from Trained Aplysia Can Induce an Epigenetic Engram for Long-Term Sensitization in Untrained Aplysia, by Alexis Bédécarrats, Shanping Chen, Kaycey Pearce, Diancai Cai and David L. Glanzman. eNeuro 23 May 2018, 5 (3) ENEURO.0193-18.2018;
Alexis Bédécarrats a été doctorant à l’INCIA, il a soutenu sa thèse en décembre 2014 sous la direction de Romuald Nargeot, actuellement post doc à l’UCLA dans le « Department of Integrative Biology and Physiology, University of California, Los Angeles ».
Il est le premier auteur d’une publication qui fait du bruit parmi les spécialistes de la mémoire. Nous avons demandé à son directeur de thèse Romuald Nargeot de l’INCIA un commentaire sur cette publication…
Pourquoi j’ai mangé mon père, la cause épigénétique ?
Les souvenirs, la connaissance et le progrès peuvent-ils se manger ? Voilà la question ! Car si tel est le cas, arrêtons d’apprendre, mangeons des « Burgers Prof » ! Ce n’est pas McConnell de l’Université du Michigan qui dirait le contraire. Dans les années 60, avec un conditionnement Pavlovien, il apprend la peur de la lumière à des planaires (un ver d’eau douce). Ces bestioles nouvellement instruites sont ensuite coupées en morceaux et données à manger à des congénères incultes. Cela suffit à ces cannibales pour devenir subitement des champions d’apprentissage.
Quel est le meilleur morceau ?
De la tête à la queue tout est bon, la mémoire est partout. Coupez une planaire en deux, attendez 15 jours, et vous aurez deux bestioles régénérées, complètes, et sifflotant comme si de rien n’était. Coupez un champion en deux, la tête et la queue se régénèrent, et vous voilà avec deux champions. Coupés, recoupés, coupés encore, jusqu’à ce que les individus régénérés ne possèdent plus aucun morceau de l’être initial, tous resteront imbattables au « Memory ». McConnell suggère ainsi que la mémoire est partout et se transmet !
Est-ce difficile à avaler ?
Pas autant qu’il n’y parait au premier abord. Cette histoire a une odeur d’acides nucléiques. Ces molécules transmissibles trottent dans les esprits de l’époque. Elles ont été décortiquées en ces années 50-60 par Crick et Watson (Nobel 1962). Régénérer des corps, c’est produire des cellules, des noyaux, et au final (ou au commencement !) de l’ADN et de l’ARN. Voilà pour la régénération de la mémoire de la tête à la queue. Et l’ARN, c’est bon pour les cannibales. Ces molécules, dont certaines sont minuscules, pourraient échapper aux faibles capacités digestives de ces animaux primitifs et entrer dans les neurones. C’est l’hypothèse d’Hyden, biologiste Suédois. Dans les années 50, il est le premier à penser que la mémoire n’est que de la cuisine moléculaire. Dans sa quête d’une « molécule mémoire », son regard se dirige naturellement vers l’ARN, cette molécule baladeuse et porteuse d’informations.
Une sauce remise au goût du jour
Aujourd‘hui, personne ne se risquerait à remettre en doute que la mémoire est une tambouille moléculaire. L’altération de la formation de la mémoire par les inhibiteurs de synthèse protéique et de transcription de l’ADN le montre. Non, la question véritable est : y-a-t’il des molécules porteuses d’une information mémoire qui seraient transférables d’un individu à l’autre ? C’est la question à laquelle viennent de répondre Alexis Bédécarrats et le Laboratoire de David Glanzman à UCLA. A l’aide d’un apprentissage bien établi depuis les travaux d’Eric Kandel (Nobel 2000), il sensibilise durablement le reflexe de protection de l’appareil respiratoire des mollusques Aplysies. Deux jours plus tard, l’ARN de ces petits génies est prélevé, purifié, et injecté dans le milieu intérieur d’animaux incultes. Le jour suivant, ces animaux injectés qui n’ont jamais rien appris, deviennent des surdoués du ciboulot et se comportent comme s’ils avaient vécu eux-mêmes l’apprentissage. La mémoire à long-terme est donc transférable ! Cet apprentissage est un protocole de sensibilisation qui induit la libération de sérotonine sur le circuit sensori-moteur de l’appareil respiratoire. Il en résulte une augmentation persistante de l’excitabilité et de la force des connexions synaptiques des neurones. Cette plasticité neuronale est la trace mnésique de l’apprentissage passé. Or, il est possible de reformer in vitro l’essentiel de ce circuit avec une co-culture de neurones sensoriels et moteurs ignorants. Ajoutons à cette co-culture l’ARN des petits génies et voilà les neurones qui expriment une partie de la trace mnésique produite par l’apprentissage passé. L’ARN serait donc porteur d’une information mémoire transférable.
Une pincée de sel : l’épigénèse
Comment agit l’ARN n’est pas encore très clair. Ce qui est certain, c’est que cela passe par la méthylation de l’ADN des neurones naïfs. Empêchons cette méthylation, et la mémoire à long-terme n’est plus transférable. Chez l’aplysie comme chez les vertébrés, la méthylation de l’ADN est favorable à la mémoire à long-terme. La soudure d’un méthyl (-CH3) à un acide nucléique est stable et robuste. Méthyler l’ADN au niveau de promoteurs de gènes, c’est perturber la transcription et la production des protéines. Mais si cela empêche la production de protéines répressives de transcription, par exemple CREB2 comme l’a montré le laboratoire d’E. Kandel, alors ce processus d’épigénèse devient favorable à la transcription/traduction des acides nucléiques et au final à la formation d’une mémoire stable. Le soudeur est la DNA methyl-transferase. Une enzyme dont la production est en partie régulée par la présence de minuscules ARN non codants (« ncRNA ») intranucléaires. La relation entre les deux est imparfaitement connue. Les ncRNA peuvent se coller sur l’ARNm de l’enzyme est empêcher sa traduction. Inversement l’enzyme peut méthyler les ncRNA et empêcher leur action. Toujours est-il que chez le mollusque, la sérotonine libérée lors de l’apprentissage modifie la production des ncRNA et favorise la méthylation d’ADN.
Voici donc un scénario possible : (1) l’apprentissage induit une libération de sérotonine dans le système nerveux ; (2) la sérotonine déclenche une tambouille moléculaire intracellulaire au cours de laquelle seront produits ARN et protéines ; (3) parmi ces derniers des ncRNA aux propriétés régulatrices intranucléaires régulent (indirectement) la méthylation de l’ADN ; (4) cette méthylation favorise (par répression de CREB2) la production d’une deuxième vague de protéines essentielles à la plasticité neuronale et à la formation de la mémoire à long terme. Les mini-ARN régulateurs pourraient alors être ces molécules transférables à partir desquelles une mémoire stable peut s’établir ou se régénérer. Si cette hypothèse se confirme, nous ne devrions pas tarder à trouver des pilules mémoire en pharmacie.
Epilogue
En 1960, alors que McConnell fait cannibaliser ses planaires, Roy Lewis publie le roman « Evolution man », paru en français sous le titre « Pourquoi j’ai mangé mon père ». Le père du narrateur, Edouard, est un pithécanthrope de génie. On lui doit l’utilisation du feu, la cuisson des aliments, le durcissement des pointes de flèches, l’arc et j’en passe. C’était un chercheur visionnaire, insatiable, désireux de faire évoluer l’espèce. Sa famille finira par le manger ; allez savoir pourquoi…
Note et Bibliographie : Alexis Bédécarrats a été doctorant à l’Université de Bordeaux et lauréat d’un financement Labex Brain (2014)
Bédécarrats A, Chen S, Pearce K, Cai D, Glanzman DL (2018). RNA from trained Aplysia can induce an epigenetic engram for long-term sensitization in untrained Aplysia. eNeuro 5 : 0038-18.
Landry CD, Kandel ER, Rajasethupathy P (2013). New mechanisms in memory storage: piRNAs and epigenetics. Trends Neurosci. 36 : 535-542.
McConnell (1965). A manual of psychological experimentation on planarians. The worm runner’s digest. https://ase.tufts.edu/biology/labs/levin/resources/documents/PlanarianManual.pdf
Pearce K, Cai D, Roberts AC, Glanzman DL (2017). Role of protein synthesis and DNA methylation in the consolidation and maintenance of long-term memory in Aplysia. Elife 6 : e18299
Zovkic IB, Guzman-Karlsson MC, Sweatt JD (2013). Epigenetic regulation of memory formation and maintenance. Learn Mem. 20 : 61-74.
Le 1er auteur
Suite à la publication de ce travail dans eNeuro. Alexis Bédécarrats s’exprimait dans le journal Le Monde du 28 mai 2018:
« Il s’agit d’une observation très puissante, inédite, du fait que l’ARN est suffisant pour induire un apprentissage chez un animal naïf . Il faut rester prudent avec l’idée de transfert de mémoire, nous ne savons pas quels ARN agissent, ni par quel mécanisme. A t’on trouvé un contenu mnésique, ou simplement appuyé sur le bon interrupteur chez l’animal naïf ? »
Michael Levin (Tufts University): « Les excellents travaux de l’UCLA vont très probablement impliquer des révisions significatives des modèles synaptiques actuelles… »
Mise à jour: 03/09/18