Entretien : Lucile Dupuy
Lucile Dupuy est ingénieure de recherche en Interfaces Humain-Machine à SANPSY depuis fin 2018. Elle a notamment participé à la conception de KANOPEE, une application proposant un dépistage et si besoin un suivi sur les problèmes de sommeil et d’addiction, en lien avec la crise du covid-19, via un compagnon virtuel. Rencontre.
Bordeaux Neurocampus : En quoi consistent vos missions dans votre équipe ?
Lucile Dupuy : Je suis ingénieure de recherche dans l’équipe GENPPHASS (Groupe d’étude de neurophysiologie, pharmacologie, sommeil et somnolence) dirigée par Pierre Philip. Cette équipe se consacre à l’étude du sommeil et des troubles neuropsychiatriques en mettant l’accent sur les nouvelles technologies, notamment l’e-santé. Nous étudions aussi les comportements humains, les marqueurs biologiques et psychologiques, les mécanismes physiopathologiques et les facteurs de risque qui en découlent et qui ont un impact sur la vie quotidienne des sujets sains et des patients.
Nous sommes quatre personnes dans l’équipe numérique, et notre travail consiste donc à développer des outils informatiques pour la santé. Cela fait depuis 5 ans que l’équipe travaille sur les agents conversationnels. Avant que je n’arrive, l’équipe avait déjà développé certains agents qui faisaient des diagnostics sur la dépression, l’addiction et la somnolence : c’était donc plutôt ce qu’on appelle des agents-médecins. Quand je suis arrivée dans l’équipe, mon rôle était de transformer ces agents-médecins en agents-compagnons qui vont accompagner en dehors de l’hôpital (sur leur téléphone) les patients qui ont une maladie chronique, afin notamment de mesurer plus régulièrement leur état de santé et les encourager à poursuivre leur traitement. On avait donc déjà des outils, il s’agissait de faire évoluer leur rôle.
Pour cela, je me base sur ce que l’on sait de chaque pathologie et des connaissances en interfaces Humain-Machine, pour adapter les technologies à l’utilisateur concerné, puis pour les faire tester tout au long de la conception afin qu’elles soient acceptées. Nous devons par exemple nous assurer que l’agent conversationnel ne prend pas de mauvaises décisions, qu’il donne le bon conseil adapté à la situation… comme avec un vrai médecin, ou un ami ! Par ailleurs, l’usager doit avoir assez confiance pour ne pas mentir à l’outil, inciter la confiance est un des domaines de réflexion lors de la conception de ces outils.
Comment en êtes-vous arrivée à travailler dans ce domaine ?
J’ai d’abord effectué une licence en mathématiques appliquées aux sciences sociales, avec une option en sciences cognitives qui a orienté mon choix sur cette spécialité en master. J’ai ensuite passé ma thèse à l’Inria : je travaillais sur la conception et la validation d’une technologie pour aider les personnes âgées à rester chez elles en autonomie et se sentir moins isolées. Puis, alors que j’avais fait toutes mes études à Bordeaux, j’ai effectué une année de post-doctorat à l’université de l’Illinois.
L’actualité de votre équipe, c’est l’application KANOPEE. Pouvez-vous nous en dire plus ?
L’idée de développer l’application est venue au début du confinement, en mars. En effet, durant cette période, il était important pour les médecins addictologues et somnologues de mettre à disposition de la population des outils de dépistage à large échelle, car des premières études montraient qu’avec le confinement et le stress de ce contexte particulier, certaines personnes allaient se mettre à mal dormir, à fumer ou à consommer plus d’alcool. C’était important de pouvoir dépister rapidement les gens qui ont des troubles graves, pour pouvoir les conseiller ou les orienter vers un professionnel de santé. Cela semblait donc facile, puisque comme je l’ai dit les agents-médecins existaient déjà, mais finalement au fur et à mesure de nos réflexions, d’autres idées sont apparues : un agenda du sommeil, pour que les patients puissent noter le déroulement de leur nuit, un agenda de consommation, pour noter les cigarettes et verres consommés, une diversification des conseils prononcés par le compagnon virtuel, etc.
Il a fallu être rapides pour réfléchir, développer l’outil, faire les premiers tests… Et puis la mise en ligne sur les plateformes de téléchargement prend un peu de temps pour être validée, parce qu’il y a eu beaucoup de restrictions avec le COVID-19 sur les applications liées à la santé : il faut vérifier qu’elles proviennent du milieu médical. La nôtre a été validée au bout de deux semaines. Le 22 avril, KANOPEE était donc enfin disponible sur Google Play Store (elle est arrivée un peu plus tard sur Apple Store), mais c’était une version encore incomplète. En raison de la situation particulière et du besoin qu’elle représentait, on a fait le choix de la diffuser même si elle méritait quelques petites optimisations en terme de fonctionnalités : nous avons procédé à des mises à jour, rajouté un entretien et la possibilité d’envoyer un mail au médecin, et tout cela s’est fait en cours de route alors qu’elle était déjà utilisée. Aujourd’hui, mi-juillet, KANOPEE a été téléchargée par plus de 3300 personnes, donc nous sommes très satisfaits.
Est-ce que vous vous attendiez à ce que KANOPEE soit autant médiatisée ?
Nous étions confiants dans l’utilité de cette application, donc avec l’aide du service de communication de l’hôpital, nous avons contacté plusieurs médias. Nous espérions donc bien sûr que KANOPEE serait médiatisée, sans pouvoir être certains de son succès auprès des journalistes et du grand public. Mais à chaque passage dans les médias, il y avait un pic de téléchargement. Une telle médiatisation ajoute un peu de pression supplémentaire, mais nous avons encore plus l’impression d’être utile !
Etre utile au plus grand nombre passe aussi, pour vous, par le fait de participer à des événements à destination du grand public ?
Oui c’est important de faire connaître nos recherches, ou les différents métiers de la santé, ne serait-ce que pour susciter des vocations. J’avais déjà participé à Pint of Science (un événement annuel au cours duquel les scientifiques se déplacent dans des lieux publics pour parler de leurs recherches) dans un bar.
Et cette année, les Dealers de Science, l’association des étudiants en Médiation scientifique, m’ont proposé d’intervenir à la Semaine de Culture Scientifique qui a lieu tous les ans en janvier. Ma participation consistait à expliquer mon métier sous forme de « speed-dating », c’est-à-dire que le public se déplaçait de table en table pour discuter avec les chercheurs. Il fallait présenter un objet de notre travail, donc je suis venue avec un agent virtuel sur un smartphone ! C’était vraiment une expérience enrichissante !
Rencontrer ce type de public, c’est aussi le rassurer sur l’e-santé ?
C’est vrai. Il est important de préciser que l’e-santé ne va pas remplacer les médecins, dont on aura toujours besoin. Les applications complètent les consultations, afin de remplacer d’éventuels appels d’urgence, ou d’envoyer les données des patients sur leur état. Les médecins eux-mêmes ont parfois peur que les technologies se substituent à eux. Il y a encore beaucoup de communication à faire pour leur montrer que ce n’est pas le cas, et que cela a de multiples avantages, dont un suivi simplifié d’un plus grand nombre de patients.
Grâce à l’e-santé, il est aussi possible de réaliser des études statistiques sur plusieurs milliers d’individus, pour faire avancer la recherche. Par exemple, nous pouvons savoir combien de personnes ont suivi les conseils de KANOPEE et ont amélioré leur sommeil. Cependant il faut être sûr que ces données soient protégées car tout ce qui touche à la santé est extrêmement sensible, personnel. Nous sommes très vigilants sur ce point !
Mise à jour: 29/07/20